L’offre semble presque irréelle. L’ONU recherche une personne dotée du sens du terrain et d’un certain talent pour bâtir des prisons – de préférence une femme – afin de rejoindre sa mission en République démocratique du Congo. Serait-elle intéressée ?
Olukemi Ibikunle inspire profondément. Le poste semble taillé pour elle, mais il l’éloignerait de sa famille à Lagos, au Nigéria. Cette cheffe de projet de 38 ans réagit alors comme le ferait toute bonne planificatrice : elle dégaine son téléphone.
Olukemi Ibikunle, 43 ans, agente pénitentiaire du Nigéria, est la lauréate 2025 du Prix des Pionnières des Nations Unies.
« J’ai parlé à mon mari, et il m’a dit : “Pourquoi me demandes-tu ? Vas-y, vas-y, vas-y ! Dis-leur oui !” ». Son enthousiasme la touche. Mais elle est aussitôt gagnée par le doute. Leurs deux enfants sont âgés d’à peine sept et dix ans. Comment fera-t-il pour les gérer tout seul? Il la rassure d’une traite : « Ces enfants dont tu parles, peux-tu me dire leur nom de famille ? ». Elle s’exécute. « C’est bien le mien », répond-il. « Je m’en occupe ».
Une architecte de la dignité
Nous sommes en 2020, et Kemi – comme tout le monde l’appelle – s’est taillée une solide réputation au sein de l’administration pénitentiaire nigériane. Quand un toit fuit, qu’un mur se fissure ou qu’un bâtiment doit être conçu à partir de rien, c’est elle qu’on appelle. Dans l’État de Lagos, elle supervise cinq établissements abritant près de 9.000 détenus – une prouesse dans un milieu encore largement dominé par les hommes.
Le travail est d’une minutie impitoyable, à l’image de cette géologue de formation, rigoureuse jusqu’à l’obsession : pas de vitres ni de lavabos en céramique qui pourraient devenir des armes ; des barreaux renforcés au fenêtres pour passer la lumière sans courir de risque.
« Nous cherchons l’équilibre entre le respect de la dignité humaine et la sécurité », explique-t-elle. Même dans une cellule, les toilettes doivent préserver l’intimité. « Nous utilisons ce qu’on appelle une “porte naine” : je peux voir vos pieds, mais elle vous couvre jusqu’au cou. Je peux donc voir si vous tentez de vous suicider ».
Un esprit de terrain
C’est précisément cet équilibre que recherche la MONUSCO, la mission de maintien de la paix déployée en RDC : quelqu’un capable de tenir une ligne de crête entre sécurité et droits humains. « La compétence n’a pas de genre », dit-elle, avec le calme de celle qui a vu maintes fois le béton sécher sous ses yeux.
La compétence n’a pas de genre
À son arrivée à Kinshasa, la capitale congolaise, son mandat semble principalement administratif : aider à réformer un système pénitentiaire à bout de souffle. En pratique, il s’agit de repenser la vie carcérale dans un pays meurtri par des décennies de guerre – tuyau après tuyau, porte après porte.
Changer les mentalités
La réforme, Kemi le sait, commence par les plans de conception des prisons. Dès son arrivée, l’équipe pénitentiaire de la MONUSCO s’assoit avec les autorités congolaises pour promouvoir les Règles Nelson Mandela et les Règles de Bangkok – des normes internationales qui prônent le traitement humain des détenus et une approche sensible au genre.
Mais elle se heurte à des réticences.
« Ils ne comprenaient pas pourquoi il fallait inclure une bibliothèque ou des ateliers dans la conception des prisons », se souvient-elle. Elle change alors son fusil d’épaule, mettant de côté la question des droits de l’homme. Si les prisons sont dotées de terrains de sport, explique-t-elle, les détenus sont en meilleure santé. « Et avec une bibliothèque, ils passent leur temps à lire plutôt qu’à réfléchir à la façon de s’évader ».
Peu à peu, le message passe. Avec ses collègues, elle conçoit un plan directeur national, recense les établissements existants et décide lesquels réhabiliter.
Surtout, elle plaide pour que les femmes détenues soient enfermées dans des prisons dédiées. « Pas seulement un bloc féminin dans une prison d’hommes », insiste-t-elle. C’est selon elle ouvrir la porte aux abus sexuels et à l’exploitation. Quand une séparation totale est impossible, elle réclame au moins des clôtures et des couloirs distincts.
Olukemi Ibikunle (au centre) organise un atelier de couture pour soutenir la réintégration des femmes détenues dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC).
Briser les codes
Sur le terrain, elle apprend vite à ignorer les remarques machistes. Qui est donc cette « petite femme » qui veut vérifier les factures, inspecter les fers à béton, contrôler le ratio sable-ciment, vérifier les diplômes des ouvriers ?
Son yoruba natal et son anglais nigérian ne lui sont d’aucune aide. Elle apprend sur le tas le jargon technique français – armatures, agglo, dalles – et s’appuie sur les grilles tarifaires congolaises pour dénoncer les devis gonflés. « C’est surfacturé », tranche-t-elle. « On peut réduire ce budget ».
Un jour, un entrepreneur censé installer la climatisation arrive avec des ventilateurs. « J’ai sorti le document du projet… trois climatiseurs », mime-t-elle, traçant une ligne dans l’air comme elle le fit alors, stylo en main. Fin de discussion. Désormais, quand les entrepreneurs appellent Kinshasa pour se plaindre, la réponse est toujours la même : « Voyez avec Kemi ! ».
L’arrivée des rebelles
En 2023, elle est déployée dans la province du Sud-Kivu, à l’est du pays. À Kabare, elle supervise la construction d’une prison de haute sécurité de 850.000 dollars destinée à accueillir des détenus jugés « difficiles », souvent liés à des groupes armés. Elle s’y rend chaque jour depuis Bukavu, le chef-lieu provincial, situé à une vingtaine de kilomètres.
Puis, en janvier, le M23, une faction rebelle défendant les intérêts de la minorité tutsi en RDC, lance une vaste offensive dans la zone. En vertu d’un accord avec Kinshasa, la MONUSCO a retiré ses Casques bleus du Sud-Kivu l’année précédente, ne laissant sur place que son équipe pénitentiaire. Les troupes onusiennes ne sont plus présentes que dans les provinces voisines du Nord-Kivu et de l’Ituri. Quand le groupe armé, soutenu par le Rwanda, arrive aux portes de Bukavu, Kemi est la dernière représentante de la mission encore sur place.
L’évacuation est chaotique. « Nous avons dû passer les frontières terrestres sans aucune logistique de l’ONU, chacun se débrouillant comme il pouvait », raconte-t-elle. Les rebelles ont pris le contrôle du lac Kivu, rendant toute traversée impossible. Avec un simple sac à dos, elle trouve une place dans la voiture de deux collègues spécialisés dans les droits humains, juste avant la chute de la ville.
Son mari n’arrête pas de lui écrire : Où es-tu ? Est-ce que ça va ? Pour ne pas l’inquiéter, elle répond de manière liminaire : « Je vais bien ». Ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle s’autorise à prendre du recul. « C’était une période terrifiante… Ceux d’entre nous qui étaient restés sur place sont devenus comme une famille ».
À la frontière rwandaise, l’uniforme sur sa carte d’identité attire la méfiance. « Ils ont dit : “Vous êtes policière.” J’ai répondu : “Non, je suis du service pénitentiaire.” – “C’est pareil, vous êtes policière !” ». Elle fait l’objet d’un interrogatoire. Après de nombreux appels téléphoniques, on la laisse passer.
Aujourd’hui basée à Beni, une ville du Nord-Kivu encore sous contrôle gouvernemental, elle poursuit son engagement au sein de l’équipe de la MONUSCO. Le grand projet de Kabare, lui, est en suspens.
Olukemi Ibikunle (au centre) supervise la construction d’une prison dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC).
Une pionnière récompensée
Cette semaine, le travail de Kemi est mis à l’honneur. Elle est la lauréate 2025 du Prix des Pionnières des Nations Unies, qui distingue les femmes des services judiciaires et pénitentiaires déployées dans les opérations de paix – celles qui bousculent les barrières de genre et redéfinissent le leadership derrière les murs.
Mardi, à la veille de la cérémonie de remise des prix à New York, elle est déjà une petite célébrité. Sur le chemin de notre entretien, un agent de sécurité – Yoruba, comme elle – la reconnaît aussitôt et vient la féliciter.
Ses meilleurs souvenirs en RDC précèdent la tourmente du M23 – des projets concrets qui ont changé la vie des personnes derrière les barreaux. L’un des plus marquants : le système de biogaz qu’elle a aidé à lancer en 2021 à la prison d’Uvira, au Sud-Kivu, où les déchets humains sont transformés en gaz de cuisson. Les cuisines n’alimentent plus les foyers au détriment des forêts, les canalisations ne cèdent plus sous leur poids. « Plus d’odeur », dit-elle.
Son équipe a formé les agents locaux et les détenus de longue durée à entretenir le système. Après le retrait de la MONUSCO, en 2024, elle a fait huit heures de route pour inspecter les installations. « Ma joie, c’est que le système fonctionnait encore… Trois ans et demi plus tard, tout était resté comme nous l’avions laissé ».
La phrase qui lui reste en mémoire tient du remerciement : « C’est la meilleure chose que vous ayez faite pour nous ».
Les détenues de Bukavu
Un autre souvenir – modeste en coût, immense en portée – provient de la prison de Bukavu, qui comptait 80 femmes pour plus de 1.400 hommes. Chaque matin, des sacs de nourriture étaient distribués aux hommes. Les femmes, dit-elle, ne recevaient « rien ». Selon la direction de la prison, leurs familles et des ONG locales leur apportaient régulièrement à manger. Pourquoi gaspiller des rations pour elles ?
La cuisine de l’aile des femmes était en ruine : murs noircis, foyers cassés. Les détenues se relayaient pour cuisiner sur un petit feu de charbon. Pour Kemi, la situation était inacceptable. Avec 2.000 dollars récupérés sur des reliquats budgétaires, l’agente onusienne a acheté des marmites et des bols, engagé un technicien et supervisé les travaux jusqu’à ce que la cuisine soit à nouveau fonctionnelle.
Mais la véritable bataille s’est jouée avec l’administration pénitentiaire. Elle a rappelé au directeur que l’État congolais fournissait à manger à tous les détenus – hommes et femmes. Pendant deux semaines entières, elle s’est présentée chaque matin dans la cour, à 7 heures, pour surveiller la distribution de nourriture. Au fil des jours, les seaux de haricots distribués aux femmes sont passés de un à deux, puis trois, jusqu’à ce que l’équité prévale.
« Au final, dit-elle, c’est devenu la norme : le matin, les hommes mangent – et les femmes aussi ». Faute de pouvoir la remercier à voix haute, les prisonnières ont trouvé un autre moyen de le faire : un pouce levé, discret, chaque fois qu’elle entrait dans la cour.
Le prix du départ
En mission, Kemi reste avant tout mère. Les appels vidéo rythment ces journées. « On se parle sur WhatsApp, dit-elle. Sur le chemin de l’école, ils m’appellent toujours. Même dans l’avion pour New York, j’avais du Wi-Fi ». À Lagos, son mari travaille à domicile et maintient le rythme familial.
En 2020, à la veille de son premier déploiement en RDC, le fils de Kemi, âgé de sept ans, avait feint l’indifférence. « Tu pars demain ? À plus », lui avait-il lancé, tandis que sa sœur, plus âgée, s’accrochait à elle, réclamant « cinq minutes de plus ».
Mais après la panique de l’évacuation de Bukavu, le garçon – désormais adolescent – a fondu en larmes au téléphone. « Tu peux rentrer », lui a-t-il dit. « Tu n’as pas besoin de travailler. Papa s’occupera de nous ».
Elle lui a répondu : « Ce n’est pas qu’une question d’argent. C’est aussi faire quelque chose pour moi – et pour vous ».
La Vice-Secrétaire générale de l’ONU, Amina J. Mohammed (à droite) remet le Prix des Pionnières de l’ONU à Olukemi Ibikunle, le mercredi 8 octobre 2025.
Les plus petits détails
Kemi revient souvent à la même idée : la dignité réside dans le détail – une porte naine, une marmite, un tuyau qui ne cède pas.
Ce mercredi à New York, elle est montée sur scène pour recevoir le Prix des Pionnières de l’ONU. Pendant quelques minutes, elle était sous les projecteurs – les applaudissements, les photos, les déclarations à la presse. Puis elle est retournée au travail discret qui la définit : les plans, les registres, les vérifications à l’aube.
Et cette patience obstinée qui, de cuisines retapées en bibliothèques ouvertes, prouve que la paix peut commencer derrière les barreaux.
Source of original article: United Nations (news.un.org). Photo credit: UN. The content of this article does not necessarily reflect the views or opinion of Global Diaspora News (www.globaldiasporanews.com).
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